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Lectures d'été

Un poche pour la plage : «Justine», «Sur le chemin des glaces», «Paris-Briançon»...

Chaque semaine de l’été, «Libé» vous conseille sept livres à glisser dans votre sac de voyage. Aujourd’hui, une randonnée dans les montagnes écossaises, un roman qui joue avec le temps ou un haletant huis clos sur rails.
publié le 24 août 2024 à 11h00

Justine de Lawrence Durrel, le Livre de poche, 384 pp., 8,90 € (suivi de Balthazar, Mountolive et Cléa)

«A l’époque où je rencontrais Justine, j’étais presque un homme heureux.» Le narrateur de Justine, le premier tome du Quatuor d’Alexandrie, chef-d’œuvre de Lawrence Durrell, sait bien qu’il court à sa perte, mais comment résister ? Justine est si séduisante et si vénéneuse, insaisissable précipité de vanité et de mélancolie qu’il n’est pas possible de refuser ses baisers, «coups de poignards haletants, doux et sauvages». Bien sûr il y a Nessim, son mari ; bien sûr il y a Melissa, la maîtresse du narrateur. Mais l’Alexandrie des années 30 est la ville de tous les mélanges, de toutes les libertés et de tous les délices.

Car l’intrigue importe peu au fond, «seule la ville est réelle» prévient Durrell. La ville et ce qu’elle propage d’opulence et de sensualité, enrobant de nostalgie et d’ambiguïté les liens entre les personnages. Fiction expérimentale, le roman voit le narrateur laisser sa mémoire poétique parcourir librement ses souvenirs, décrivant les événements de cette romance tragique non pas dans l’ordre où ils se sont produits mais dans l’ordre où ils prennent du sens pour lui, reconstituant un puzzle complexe, aussi littéraire que sensoriel.

Reste la touffeur d’une ville alanguie et l’air ravélien d’un temps enfui à mesure même que ses personnages le vivent. C’est peut-être un roman d’amour, peut-être un roman d’espionnage. C’est surtout une atmosphère hypnotique qui se diffuse phrase après phrase, qui «miroite et qui ondule», disait Henry Miller. Un livre «à prendre de temps en temps par nécessité et à laisser dissoudre dans l’esprit», selon les propres mots de Lawrence Durrell. Michel Becquembois

Sur le chemin des glaces, de Werner Herzog

Avec Sur le chemin des glaces, le cinéaste Werner Herzog nous invite à le suivre dans une aventure très minimaliste, bien loin de son film Fitzcarraldo et de sa démesure. A l’automne 1974, le réalisateur allemand décide d’aller à pied de Munich à Paris. Peut-être que l’habite le souvenir du poète Friedrich Hölderlin qui se rendit ainsi en 1801 jusqu’à Bordeaux en plein hiver.

Herzog a appris la maladie de Lotte Eisner, grande historienne du cinéma. Elle vit à Paris et le cinéaste imagine que, s’il marche, comme si c’était un vœu de moine, son amie survivrait. ­Pendant trois semaines le réalisateur de Les nains aussi ont commencé petits tient son journal de marche. Il s’apparente à un ­épisode ­somnambulique, certainement parce que le lire cinquante ans après fait ressentir comment les paysages – allemands, vosgiens, franciliens – ont changé depuis.

Herzog a les pieds en sang, ressemble à un vagabond, a froid, est épuisé. Il dort dans des ruines, pénètre par effraction dans des résidences secondaires. Il effraie, croise des animaux comme s’il en était un lui-même. Ses images s’empreignent avec force. Des lampes «accrochées à des jougs de bœufs», un village «noyé dans sa propre lumière», «une ­petite vieille aux jambes torses, la folie sur le visage» poussant un vélo, des vieux paquets de cigarettes sur les bas-côtés de la route gorgés d’eau, aux «allures de cadavres»… La fin du «pèlerinage» est un merveilleux moment d’amitié. Frédérique Fanchette

Sur le chemin des glaces de Werner Herzog, Payot, traduit de l’allemand par Anne Dutter, 112 pp., 7,30€

Paris-Briançon de Philippe Besson

A l’heure du retour en grâce des trains de nuit, un voyage s’impose : celui du Paris-Briançon qui emporte un soir d’avril des voyageurs vers le Sud. Si vous avez toujours rêvé de demander à chaque personne qui voyage avec vous ce qui l’a amenée là, Philippe Besson exauce votre souhait.

Les événements qui ont réuni les personnages dans ces compartiments sont singuliers ou banals, habituels ou résultant d’un ­concours de circonstances. Une fois brossé le portrait de Victor, Alexis, Julia, Jean-Louis ou Catherine, le voyage commence, avec ses rencontres, ses moments de joie, d’introspection, les confidences que le bercement du wagon sur les rails fait éclore si facilement entre ces compagnons de fortune qui n’ont pas grand-chose d’autre en commun que l’objectif d’arriver au matin dans les Hautes-Alpes. «L’homme du train est un inconnu. Il est beaucoup plus facile de se confesser devant une personne qui ne sait rien de vous, qui ne vous jugera pas, c’est comme parler au vent, ou parler à la mer du haut d’une falaise», pense Julia. «Victor cherche-t-il à percer un mystère ? A savoir si les homos s’aiment comme les hétéros ? Se renseigne-t-il sur le couple, son usure, sur son épilogue, lui qui semble freiner des quatre fers dans le sien ? Tente-t-il un rapprochement avec cet étranger qui ­l’intrigue ? Ou tout simplement n’a-t-il pas sommeil ?» se demande Alexis.

Nous, lecteurs, savons depuis le début qu’ils n’arriveront pas tous vivants. Mais, entre-temps, ils auront tissé un bout d’humanité. Laurence Defranoux

Paris-Briançon de Philippe Besson, 199 pp., Pocket, 8€

La Montagne vivante de Nan Shepherd

Ecrite en 1940 par la romancière et poétesse Anna «Nan» Shepherd (1893-1981), voici une déclaration d’amour aux Cairngorms, la chaîne de montagnes située dans le nord-est de l’Ecosse («l’Arctique de la Grande-Bretagne») explorée par l’autrice de long en large toute sa vie durant. Mais encore ? Le nature writer Robert Macfarlane peine lui-même à décrire l’objet dans sa superbe introduction : «Une célébration en prose poétique ? Une quête géo-poétique ? Un péan au lieu ? Une étude philosophique sur la nature de la connaissance ? Un mélange métaphysique de presbytérianisme et de tao ?» Tout cela et bien davantage, étant donné que la Montagne vivante, à l’instar du décor sillonné, ne se donne pas en une seule dimension : «On ne connaît jamais tout à fait la montagne ni soi-même en relation avec elle.»

C’est un court texte à lire et à relire, pleins de reliefs et de saisissements, tout à la fois simple, partageur, et pour autant curieux comme on les aime en cela qu’il est littéralement déviant. Car quand on parle d’amour, on parle d’amour. Oui, la montagne est «vivante» et la relation consommée : «Quelque chose bouge entre elle et moi», «Quand la saveur aromatique des pins va chercher au plus profond de mes poumons, je sais que c’est la vie qui pénètre.» «Je suis pareille aux chiens – l’odeur m’excite. L’odeur terreuse de la mousse […] donne tout son parfum quand on l’arrache.» Dans ce format, ce petit chef-d’œuvre a l’avantage de tenir dans la poche arrière : faites en sorte qu’il voyage. Thomas Stélandre

La Montagne vivante de Nan Shepherd, traduit de l’anglais par Marc Cholodenko, introduction de Robert Macfarlane. Christian Bourgois «Satellites», 208 pp., 9,50€

Je suis Pilgrim de Terry Hayes

Pour lire ce roman, il faut n’avoir aucune contrainte : aucun examen à préparer, aucune maison à retaper, aucun travail à achever. Sinon vous êtes cuit. Impossible de vous arrêter avant la 912e page tant l’intrigue est haletante. C’est donc le livre idéal à glisser dans son sac avant de partir en vacances. Et si vous ne pouvez pas voyager, eh bien vous allez faire le tour du monde grâce à ce Pilgrim qui vous emmènera des Etats-Unis jusqu’en Arabie Saoudite, de Syrie en Turquie et on en oublie. Il donne le tournis tant il a de facilités à sauter dans un avion, une Jeep ou un camion. Pilgrim est un nom de code derrière lequel se cache un homme qui a dirigé une unité d’élite des services secrets et écrit un livre de référence sur la criminologie. Depuis, on a perdu sa trace. Jusqu’au jour où l’on apprend que des terroristes préparent quelque part dans le monde un effroyable crime contre ­l’humanité.

Les premières lignes de ce thriller géopolitique donnent le ton. «Il y a des endroits dont je me souviendrai toute ma vie : la place Rouge balayée par le souffle d’un vent brûlant ; la chambre de ma mère du mauvais côté de 8 Mile Road ; le parc d’une riche famille d’accueil, si grand qu’on n’en voyait pas le bout ; un ensemble de ­ruines, le Théâtre de la Mort, où un homme m’attendait pour me tuer. Mais aucun n’est aussi ­profondément gravé dans ma mémoire que cette chambre à New York, dans un immeuble sans ascenseur : rideaux élimés, meubles cheap, table couverte de crystal et autres drogues festives. Par terre, près du lit, un sac, un slip noir pas plus épais que du fil dentaire, et une paire de Jimmy Choo, taille 38.» Alexandra Schwartzbrod

Je suis Pilgrim de Terry Hayes, le Livre de poche, 912 pp., 11,90€

La Flèche du temps de Martin Amis

La Flèche du temps, c’est une histoire racontée à l’envers. Tod Friendly se réveille sur son lit de mort. Sa santé s’améliore légèrement, alors des ambulanciers se précipitent pour le ramener dans une maison où ils lui font des chocs électriques. Après ça, même si ses déplacements sont difficiles, il peut vivre seul. Il reprend de la vigueur, rencontre des femmes en larmes qui le giflent et l’insultent avant de devenir ses maîtresses. Les repas sont des déglutitions désagréables, mais il s’y fait. Comme les passages aux toilettes. C’est une conscience emprisonnée dans le corps de Tod qui nous raconte ce qu’elle voit et ce qu’elle ressent, un peu comme un passager clandestin qui ne peut jamais intervenir. Peut-être est-ce Tod lui-même qui veut défaire les mauvaises actions qu’il a accomplies dans sa vie.

S’il faut quelques pages pour s’habituer à la lecture, on rit bien au début. Mais l’histoire avance et la gentille comédie s’efface pour virer au drame. La flèche du temps file et elle nous entraîne vers des secrets enfouis de Tod. Des messages masqués reçus tous les ans, des voyages étranges, et la guerre. La guerre au regard de laquelle les bonnes actions racontées à ­rebours ne sont en fait que le mal absolu.

Le roman est assez court, mais c’est un exercice de style unique. On relit souvent des pages entières dans les deux sens pour bien comprendre. Pour les dialogues, on s’habitue vite à commencer par le bas. Si vous aimez les palindromes, cette histoire est faite pour vous. Damien Delhomme

La Flèche du temps de Martin Amis, traduit de l’anglais par Géraldine D’Amico, Gallimard «Folio», 240 pp., 5,71€

Le Voyage à l’envers de Christine de Rivoyre

Quelque part sur la mer Egée, un «homme qui flotte» (ce sont les premières lignes de ce roman de Christine de Rivoyre paru en 1977). Pour deux raisons. L’une évidente, il est sur un bateau avec sa compagne Clara, directrice d’un grand journal de mode – des vacances luxueuses et sans histoire sur un yacht de location sous le soleil brûlant la Méditerranée. L’autre raison : ce bientôt quinquagénaire mal dans sa peau se noie dans ses souvenirs en repensant à son grand amour de jeunesse, Alison, rencontrée il y plus de vingt ans sur une autre plage, aux Etats-Unis, et perdue de vue depuis des années. Une rencontre à Epidaure avec une toute jeune Américaine va soudain lui redonner goût à la vie et l’impression de retrouver ses vingt ans.

Un «voyage à l’envers» donc, subtil et attachant, infiniment sensuel avec ses descriptions de la Grèce et de ses îles sauvages ; à découvrir très tôt sur une plage estivale en s’identifiant au héros jeune ; à relire régulièrement, avec un sourire nostalgique, pour voir le temps qui passe ; et à garder dans un coin de sa bibliothèque pour une ultime lecture, la cinquantaine venue, à la recherche du temps perdu et des jeunes filles en fleurs. En mâchonnant un brin de thym et en regardant au loin «la brume sur l’île comme une grappe de lilas et, dans l’eau bleu Waterman, le souvenir d’un bateau noir aux voiles ­rousses». Fabrice Drouzy

Le Voyage à l’envers de Christine de Rivoyre, Livre de poche, 222 pp., à partir d’1,50€

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